Il devait recopier un nombre incalculable de pages de notes pour les rendre lisibles. Plus le courrier d’Ulrich pour Karse à écrire à partir de ce qu’il lui avait dicté et les brouillons des traités à mettre au propre. Bref, un travail sans fin. Un temps, le jeune homme désespéra d’avoir jamais quelques minutes à lui. Il lui semblait que les seuls instants où il n’était pas attelé à une tâche éreintante, c’était dans son bain !

Mais les choses finirent par se calmer un peu. Les premiers accords ayant été rédigés, puis acceptés par Ulrich et le représentant de la reine – généralement le prince Daren –, ces textes étaient maintenant en route pour Karse. Les relations diplomatiques entre les deux pays étaient engagées. Elles devaient maintenant être approuvées par Solaris et par le Conseil. Solaris réfléchirait longuement aux propositions d’Ulrich, puis elle y apporterait quelques changements. Comme tout Conseil qui se respecte, celui de Valdemar se devait de débattre de toutes les questions. Bientôt, Karal n’eut presque plus de travail. Et celui d’Ulrich consista à mieux connaître les gens qui étaient au pouvoir. Le prêtre participa donc à de nombreuses rencontres informelles auxquelles son élève n’était pas convié.

Karal se retrouva de plus en plus souvent seul dans leur suite, avec rien de mieux à faire que lire les romans qu’il avait apportés, étudier le valdemarien et déchiffrer les journaux que son mentor lui avait confiés. Au début, il se réjouit de ce répit, mais il eut tôt fait d’avoir dévoré ses livres. Apprendre le valdemarien était du travail, de même qu’étudier les écrits des anciens Fils du Soleil…

Il sortit plusieurs fois pour essayer de trouver de la compagnie, mais sans succès. Quand il rencontrait les enfants des nobles, des jeunes gens de son âge, ils l’ignoraient comme s’il avait été une des statues des jardins. Ils faisaient semblant de ne pas le voir, et ne répondaient jamais à ses salutations. Quant aux aspirants Hérauts, ils paraissaient avoir peur de lui – à l’exception d’Arnod, mais il n’était là qu’en soirée.

Un après-midi, il s’assit devant la fenêtre, torturé par le mal du pays. Déprimé et profondément malheureux, il avait besoin de voir quelque chose de familier, et il était si énervé qu’il avait du mal à penser. Même s’il n’était pas fatigué, il n’arrivait pas à trouver la force de bouger. Il désirait ardemment être de retour chez lui, dans sa minuscule chambre, à côté de celle d’Ulrich. Ou au Temple, à chercher un livre pour son maître avant de recopier des passages. Cet endroit était luxueux, mais il aurait volontiers échangé tous les plats exotiques contre un simple gâteau à l’orge karsite, son lit douillet et sa salle de bains privée contre une bouffée d’air des montagnes, les tartes à la crème contre une bouchée de fruit glacé et le vin épicé contre une bonne tasse de kava chaud et fort.

Il n’y avait rien dans ce royaume qui lui rappelle Karse. Ni la nourriture, ni les odeurs, ni les plantes qui poussaient dans les jardins, ni le mobilier. Tout était étranger. Il ne pouvait pas dormir sans se souvenir qu’il n’était pas chez lui. Les herbes utilisées pour parfumer le linge n’étaient pas les mêmes. Il n’avait jamais eu un lit aussi épais, et aucun oiseau nocturne ne le berçait.

Surtout, il ne pouvait se confier à personne. Ulrich était trop occupé pour qu’il l’ennuie avec ça, et il le jugerait sans doute immature et incapable de remplir ses devoirs. Il était là pour servir son maître, et pas l’agacer avec ces problèmes puérils.

Je pourrais parler à Rubrik… Mais il doit avoir des choses plus importantes à faire que d’écouter un étranger lui raconter à quel point il se sent seul. A quoi bon, vraiment ? Que pourrait-il me répondre ? « Rentre chez toi ? » On m’a confié cette tâche, et je dois l’assumer.

Parler à Kerowyn ou à Alberich était hors de question. Il perdrait le peu de respect qu’ils avaient pour lui, jugeant qu’il se comportait comme un enfant écrasé par des responsabilités d’homme… Et s’ils apprenaient qu’il était malheureux, ils le diraient à leurs supérieurs. Son mal du pays pouvait nuire à leur mission. Toute faiblesse était un danger.

Je savais à quoi m’attendre quand Ulrich m’a dit que nous venions ici, pensa-t-il, souhaitant que les parterres et les sentiers sinueux prennent soudain la précision mathématique d’un jardin karsite. Je savais à quel point j’allais être seul.

Mais était-ce la vérité ? Aussi misérables et solitaires qu’aient pu être ses années au Cloître des Enfants, il les avait passées au milieu de gens qui parlaient sa langue, mangeaient la même nourriture et adoraient le même dieu que lui. Ici, ses deux seuls compatriotes, des hommes beaucoup plus âgés, avaient des positions sociales bien supérieures à la sienne…

Il vivait dans un endroit merveilleux, plein de choses fascinantes, et il y bénéficiait de plus de liberté qu’il n’en avait jamais eu… Mais ce n’était pas chez lui.

Ce ne serait jamais chez lui ! Et il désespérait de trouver quelqu’un à qui parler, sans devoir s’inquiéter que ces paroles ne provoquent un incident diplomatique – ou soient utilisées pour saborder leur mission.

S’il ne pouvait pas rentrer chez lui, il lui fallait un ami. Il n’en avait jamais eu, mais aujourd’hui, il en avait besoin.

Il continua à regarder fixement par la fenêtre, sentant la lassitude le submerger. Il était trop déprimé pour penser à relire un de ses livres.

Ça ne me mène nulle part. Si je n’agis pas très vite, je ne serai bientôt plus capable de rien. Il resterait assis là jusqu’à ce que quelqu’un entre et le trouve, et ses ennuis ne feraient que commencer. Ulrich voudrait savoir ce qui n’allait pas, les gens croiraient qu’il était malade… Au bout du compte il aurait semé une pagaille indescriptible.

Je ne crois pas que les guérisseurs sachent traiter le mal du pays. Même ici.

Il y avait dans les jardins un endroit où on faisait pousser des herbes dans des carrés bien délimités, ce qui lui rappelait vaguement Karse. Puisqu’il n’y avait ni rosiers, ni profusions de fleurs, ni tonnelle, les adolescents n’y allaient jamais. S’il sortait au soleil, son humeur s’améliorerait-elle ? Peut-être que la dépression venait de sa claustration…

Ou peut-être pas… Mais ça valait le coup d’essayer. C’était mieux que de rester assis ici à se noyer dans son désespoir.

M’apitoyer sur mon sort n’arrangera rien.

Il réussit à se lever de son fauteuil – le plus difficile.

Comme il l’avait espéré, les jardins des cuisines étaient déserts – à l’exception d’un très vieux prêtre en robe jaune. Le vieillard rêvassait au soleil, comme l’aurait fait n’importe quel Robe Rouge dans les jardins de méditation du Temple. Sa présence était réconfortante.

Après quelques recherches, Karal trouva un banc dissimulé par des buissons. Il s’assit dans l’ombre, les épaules baissées, toujours aussi déprimé. Il était dehors, mais le soleil ne faisait aucune différence.

Karal ferma les yeux et une boule se forma dans sa gorge. Sa poitrine se serra à lui faire mal, comme son estomac. Pourquoi était-il venu ici ? Pourquoi n’avait-il pas trouvé une raison de se défiler ? Pourquoi n’avait-il pas laissé sa place à quelqu’un de plus vieux et de plus expérimenté ? Il aurait pu trouver un autre mentor, n’est-ce pas ? Et même s’il n’avait pas été aussi gentil qu’Ulrich, cela n’aurait-il pas été préférable à la solitude ? Etait-il important qu’Ulrich soit la seule personne qui ait été bonne avec lui depuis qu’il avait été arraché à sa famille ? Il avait déjà survécu à l’indifférence et à la cruauté… et au moins il aurait été chez lui ! Pas coincé dans ce pays étrange, où tout le monde était un ennemi potentiel !

— « J’étais un étranger, dans un royaume étranger, et personne ne me connaissait. Le cœur de chaque homme m’était fermé, et les mains de chaque homme étaient vides pour moi. »

Karal sursauta, ravalant un glapissement surpris, et malgré lui, rouvrit les yeux. Qui pouvait citer les Ecrits de Vkandis avec un si fort accent ?

Au début, il ne reconnut pas la femme qui lui souriait. Elle était vêtue d’une tunique et de hauts-de-chausses en cuir, comme Kerowyn, mais bien moins moulants et d’un blanc immaculé. C’était bien une femme, pas une jeune fille – il supposa qu’elle devait avoir environ trente ans. Elle n’était pas très grande. En fait, s’il s’était levé, elle lui serait probablement arrivée au menton. Des cheveux châtains aux reflets roux striés d’argent, ses yeux étaient marron pailletés de vert. Elle donnait une impression contradictoire de force et de fragilité.

Puis la mémoire lui revint – il n’avait jamais vu ce Héraut autrement qu’en tenue officielle – et il la reconnut. Talia… le Héraut de la Reine.

Elle était Prêtresse du Soleil, mais où avait-elle appris les Ecrits ? Pourquoi s’en était-elle donné la peine, puisque ce n’était qu’un titre honoraire ?

— Vous pensiez que je ne prendrais pas mon rôle de Prêtresse de Vkandis au sérieux, n’est-ce pas ? dit-elle avec un sourire malicieux. Ce titre est peut-être honoraire, mais j’ai pensé devoir apprendre certaines choses…

— Oh, répondit-il, se sentant stupide.

Puis il s’avisa qu’elle parlait le karsite. Aussi terrible que soit son accent, les mots s’infiltraient en lui comme la pluie dans un sol aride. Il voulait en entendre davantage. Il en avait besoin.

— Je me suis dit que cette citation était appropriée vu l’expression que vous aviez quand je suis arrivée, continua-t-elle. Vous sembliez si malheureux. Bien sûr, ce n’est peut-être qu’une indigestion…

Elle inclina la tête, comme pour l’inviter à se confier. Il hésita. Elle paraissait amicale, mais n’allait-il pas avoir des problèmes s’il lui parlait ?

Ce n’est pas seulement un Héraut, elle appartient aussi à la Famille de Vkandis. Et si elle faisait du mal à l’un des siens, Vkandis la punirait sûrement…

Talia attendit quelques instants, puis son sourire s’élargit.

Elle avait des yeux si doux.

— A moins qu’il ne s’agisse d’une différente sorte d’indigestion. Vous avez avalé un trop gros morceau de Valdemar et il a du mal à passer.

Karal éclata de rire, tant cette image était inattendue et imaginative.

— Je suppose que c’est une manière de voir les choses, répondit-il, se détendant un peu.

Il avait désiré se confier à quelqu’un… et elle était apparue. Pouvait-il lui parler ? Que savait-il de cette femme ? Elle était une sorte de conseillère de la reine Selenay – Solaris avait passé beaucoup de temps avec elle – mais il y avait autre chose. Quelque chose d’important…

Hansa lui faisait confiance. C’était ça. Il s’en souvenait, maintenant. Le Chat de Feu avait confiance en elle. C’était lui qui avait suggéré qu’elle soit ordonnée prêtresse.

Malgré son hésitation, elle ne fit pas mine de partir. Ni de vouloir s’asseoir près de lui, ce qui pouvait être interprété comme une intrusion.

— J’ai éprouvé la même chose quand je suis arrivée ici, dit-elle. J’ai été élevée dans un endroit si différent qu’il pourrait être à l’autre bout du monde. Vous aurez du mal à le croire, mais les miens isolent leurs enfants de tout ce qui est extérieur à leurs fermes. J’ignorais presque tout des Hérauts et des Compagnons. Quand Rolan m’a choisie, j’ai cru avoir trouvé un Compagnon perdu et devoir le ramener à son propriétaire, comme un simple cheval fugueur !

Au moins, Karal en savait un peu plus qu’elle a son arrivée ! Rubrik leur avait dit qu’un Compagnon choisissait son élu – un peu comme un Chat de Feu portait son attention sur un mortel. Difficile de croire que personne à Valdemar n’avait été conscient de la véritable nature des Compagnons.

Cela dit, il était assez facile de contrôler les connaissances d’un enfant, comme elle l’avait souligné. Mais être choisi était particulier… Il imaginait qu’on pouvait refuser de l’être, car cela remettait tout en question, et principalement les plans d’avenir. Mais Talia devait être la seule à avoir ignoré le sens de ce qui lui arrivait.

— Sérieusement, je n’étais pas plus à ma place ici que vous aujourd’hui. Vous avez dû traverser les terres des Holds… Eh bien, c’est de là-bas que je viens. Ils disent avoir fui Karse, mais je serais tentée de croire que les Karsites les ont chassés. Il ne doit pas exister de peuple plus intransigeant ! Ces gens sont plus un problème qu’autre chose.

— Je ne saurais le dire, avoua Karal. Je n’ai pas étudié leur histoire, donc je ne peux pas exprimer une opinion. Mais je comprends que vous avez dû vous sentir… euh… étrangère, ici. Les gens y sont très différents de chez vous. Vous étiez peut-être tout autant une étrangère à Haven que moi.

Voilà. C’était parler comme un diplomate.

Talia leva les yeux vers lui.

— J’ai entendu dire que vous ne vous êtes fait aucun ami. C’est là que nos histoires diffèrent. Bien sûr, vous avez un double handicap. Vous faites partie d’une délégation, ce qui vous rend dangereux à fréquenter, et vous êtes un de nos anciens ennemis. Un de ces prêtres possédant de terribles pouvoirs ! Les Shin’a’in ont un proverbe : « Il est sage de ne pas se faire remarquer en présence de quelqu’un qui invoque les démons. » Pas facile de fraterniser quand les gens que vous rencontrez croient que vous pouvez les écrabouiller sans peine s’ils vous ennuient.

— Euh… intéressant, répondit-il, pour gagner du temps. Je n’avais pas pensé à ça.

— Oui, eh bien, les jeunes Valdemariens peuvent se montrer timides et conservateurs. Surtout les enfants des courtisans. Mais je n’en connais pas un seul qui pourrait être délibérément grossier ou agressif envers vous.

« Ils vivent une drôle d’époque… La plupart ont perdu un parent pendant la guerre contre Ancar. Certains, qui étaient en sixième ou septième position pour hériter de leur titre, se retrouvent en deuxième ou troisième position. Quelques-uns n’ont plus de parents et sont élevés par un frère ou une sœur plus âgés. Ils n’aiment pas penser à tout ça, alors ils s’évadent en se concentrant sur des frivolités. Le problème, c’est que ceux qui font quelque chose de leur temps n’ont pas pensé à vous… parce qu’ils sont aussi occupés que vous.

Le choc l’arracha à sa dépression. Combien de représentants de l’élite valdemarienne avaient péri dans cette guerre ? Karse avait-elle autant souffert ? Non, pas au début du moins. Et une fois que l’alliance avait été rendue publique…

— Je suis navré d’apprendre ça, dit-il espérant que son ton lui apprendrait qu’il l’était réellement. Je doute que nous ayons autant souffert…

— Non, en effet, pas au début, fit Talia. (Elle se passa une main dans les cheveux, ce qui semblait une habitude.) Tout d’abord, parce qu’Ancar ne voulait pas Karse comme il convoitait Valdemar, et parce qu’il croyait que Solaris était un homme. (Elle haussa les épaules, puis écarta les mains.) Quand il a appris que c’était une femme, même si on l’appelait le Fils du Soleil, il l’a incluse dans sa guerre contre le sexe féminin. Nous supposons que c’est pour ça que Solaris a envoyé des messagers à Alberich en vue de conclure un traité.

Talia sourit.

— Mais ce n’est pas pour parler de ça que je me suis arrêtée ! J’ai vu votre air malheureux, et j’espérais vous redonner le sourire. Et je doute qu’un tel sujet y parvienne !

— Probablement pas…

— Dès que les gens sauront que vous n’invoquez pas des démons pour venger des insultes imaginaires, ils deviendront probablement plus amicaux. Certains d’entre eux seront assez curieux pour venir vous poser des questions. Vous n’êtes pas la créature la plus exotique que nous recevons à la cour, ni la plus effrayante. Ils reprendront très vite leurs esprits.

Songeant aux griffons, Karal sourit.

— Au moins, je marche sur deux jambes ! Et je crains que mes pouvoirs magiques n’aient été surestimés. Je suis incapable d’invoquer les démons – même si Solaris ne l’avait pas interdit – et je ne peux même pas allumer un feu. Une chandelle, tout au plus. Mon maître est un mage, mais il ne m’a pas choisi pour mes pouvoirs. Plutôt pour mes aptitudes intellectuelles.

« Les Valdemariens n’ont rien à craindre de moi.

Il avait dit ça pour plaisanter, et elle renchérit.

— Oh, je n’irais pas jusqu’à prétendre ça ! Vous seriez un très beau jeune homme si vous ne sembliez pas toujours sur le point de délivrer un sermon. Souriez plus souvent, aucune jeune fille ne sera en sécurité !

Si elle pouvait citer des passages des Ecrits de Vkandis, elle devait être informée que les prêtres du Soleil ne prononçaient pas de vœu de célibat ou de chasteté. Donc, elle savait qu’il pouvait faire la cour à une jeune fille. Comprenant qu’elle l’y encourageait, il rougit.

Mais il était facile de lui parler. Elle invitait à la confidence – un peu comme sa mère, en fait.

Mère avait l’habitude d’adopter tous les malheureux qui passaient, des garçons d’écurie orphelins aux chatons. Talia est comme elle… voilà pourquoi elle s’est arrêtée en me voyant.

— J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous taquiner ainsi, dit Talia. Nous n’avons pas une si grande différence d’âge, et si je n’étais pas bien mariée et très amoureuse de Dirk… (Elle éclata de rire et fronça le nez.) Eh bien, considérez que ma réaction est représentative de celle de la plupart des femmes de la cour.

Ses joues le brûlèrent et il cligna des yeux. Sa réaction ? Elle le trouvait attirant ? Aucune femme, ou jeune fille, ne lui avait jamais dit ça !

Talia secoua la tête.

— Ecoutez-moi ça… « Si j’avais ton âge »… on dirait une vieille femme ! Etre mère me pompe toute mon énergie…

— Ma mère dit la même chose ! Elle jure que chacun de nous la vieillit de cinq ans chaque fois qu’il fait une bêtise !

— Je confirme, fit Talia. Je ne me souviens pas que mes parents aient eu les mêmes problèmes… Avez-vous des frères et sœurs ?

— Un frère et deux sœurs, dit Karal.

Il parla de sa famille et elle l’écouta sans paraître s’ennuyer. Elle lui posa même quelques questions, montrant qu’elle ne faisait pas semblant. Encouragé, il finit par lui avouer sa solitude et son mal du pays.

Cela lui sembla naturel. Après tout, si Hansa lui faisait confiance, pourquoi pas lui ?

— J’ignore où ils ont emmené Trenor, soupira-t-il, après avoir parlé près d’une heure. Il est karsite, lui aussi… et les chevaux ont toujours été mes amis autant que les hommes. J’adorerais le monter, mais je ne sais pas où on me permettrait d’aller, si je pouvais le retrouver, ni ce que penseraient les gens si je demandais le chemin des écuries. (Karal haussa les épaules.) Ils pourraient croire que je suis une sorte d’espion qui cherche un moyen de faire sortir des messages du Palais…

Talia s’éclaira.

— Voilà une chose que je peux arranger ! Je sais où sont les écuries, et il y a des chemins dans le Champ des Compagnons – rien ne vous empêche de monter votre hongre là-bas.

« Aimeriez-vous que je vous conduise aux écuries tout de suite ? Je pourrais vous présenter au responsable et lui demander de préparer Trenor chaque jour pour une promenade.

Karal la regarda un long moment. La dernière chose à laquelle il s’attendait, et sans doute la seule qui l’aiderait vraiment !

— Oh, merci ! dit-il enfin, quand il eut remis de l’ordre dans ses pensées. C’est exactement ce que je veux ! Merci !

— Je suis contente d’avoir pu trouver un moyen de vous mettre du baume au cœur. Pour le reste, je crains qu’il n’y ait qu’un seul remède : le temps. (Elle rit de le voir grimacer.) Je sais que les jeunes de votre âge n’aiment pas entendre dire que le temps est un remède à tout ! Mais ce n’est pas pour rien que c’est un cliché !

« Quand un problème est immense, c’est parce qu’il engloutit tout le reste. Mais il suffit de s’ouvrir à d’autres choses pour qu’il semble soudain moins grave. Alors, laissez passer un peu de temps, changez-vous les idées, et ne réfléchissez pas trop.

Karal se leva quand elle lui fit signe de la suivre. Elle marchait d’un pas vif, nommant pour lui tout ce qu’ils croisaient.

— Ça, c’est la roseraie, le labyrinthe est par là. Si vous regardez à travers les rosiers, vous apercevrez une partie de l’aile des courtisans. C’est là que vous logez avec votre maître. La plupart des courtisans ne vivent pas ici, mais dans leurs manoirs, en ville…

Cela l’aida à mieux s’orienter. Karal commença à soupçonner Alberich de l’avoir fait tourner en rond, en l’emmenant à la bibliothèque. Mais peut-être ne F avait-il pas fait sciemment – le maître d’armes était soupçonneux de nature. Ou y avait-il, ce jour-là, des travaux justifiant ces détours ? De l’extérieur, le plan du Palais semblait logique. Il croyait se rappeler que la bibliothèque était au premier étage de l’aile « officielle », parallèle à celle où il logeait…

Talia lui montra des bâtiments séparés du Palais.

— Là, c’est le Collegium des Guérisseurs, et là, celui des Bardes… Regardez, les écuries sont là. Vous pouvez les voir d’ici, à côté de ces arbres.

Mais les écuries ne retinrent pas l’attention de Karal.

Le champ boisé sur leur droite… Il semblait plein de chevaux.

Puis il comprit pourquoi son esprit avait formulé ça de cette manière, car les « chevaux » étaient tous blancs. Ce qui devait vouloir dire…

Talia suivit la direction de son regard, plissant les yeux à cause du soleil.

— C’est le Champ des Compagnons. Voulez-vous en approcher ?

Autant lui demander s’il désirait voler ! Bien sûr qu’il le voulait… en même temps, cela le terrifiait. Les Compagnons ! Ces magnifiques créatures sur lesquelles Rubrik ne tarissait pas d’éloges… et les Chevaux des Enfers des légendes karsites. Sa tête savait qu’ils n’étaient pas les monstres de son enfance, mais son estomac se révulsait à l’idée qu’il y en ait tant au même endroit.

Son expression dut le trahir, car Talia lança :

— Vous savez que ce ne sont pas des démons, n’est-ce pas ? Rubrik a dû vous expliquer ce que sont réellement les Hérauts et les Compagnons…

Je dois avoir l’air aussi tendu qu’un arc.

— Oui. Mon mentor et lui ont parlé plusieurs fois des Compagnons. Je crois qu’Ulrich compte venir ici un jour, quand il ne sera pas trop occupé à poursuivre des lapins diplomatiques jusque dans leurs terriers.

Il s’approcha de la clôture et s’appuya dessus pour regarder les magnifiques créatures.

Ce ne sont pas des démons, se rappela-t-il. La théologie affirmait que les démons pouvaient paraître très beaux, et il n’eut pas à se forcer pour le croire. Maintenant qu’il était là à les regarder, son estomac se calma, décidant que sa tête devait avoir raison. Les Compagnons avaient quelque chose de si innocent ! L’idée qu’ils puissent être des démons était absurde.

Ni des chevaux.

Cependant, ils devaient faire l’envie de tous les éleveurs. Si seulement on avait pu créer une race qui leur ressemble ! Les créatures les plus élégantes qu’il ait jamais vues – le Compagnon de Rubrik n’était pas une exception ! Selon la rumeur, les Shin’a’in avaient réussi à obtenir des chevaux dont la beauté égalait celle des Compagnons. Mais était-ce vrai ? La rumeur affirmait également qu’ils chevauchaient nus et peints en bleu.

Chevaucher nu doit être terriblement inconfortable. Avec une selle, bonjour les ampoules, et à cru, c’est l’écorchement assuré.

— Bien, dit-il enfin, s’arrachant à la rêverie où l’avait plongé la vision des Compagnons. Je n’ai pas grand-chose à faire pour le moment, mais votre temps est précieux, et j’en abuse honteusement. Alors, si vous pouvez m’accorder encore un moment et me conduire aux écuries…

— J’ai tout mon temps, répondit Talia. Venez, je vais vous présenter au maître des écuries.

Talia n’était pas une courtisane en mauvaise condition physique. Elle marchait d’un bon pas et il fut content de s’être tant entraîné avec Kerowyn. Les écuries étaient immenses, mais cela n’avait rien d’étonnant. Ils eurent de la chance : Trenor était dans la troisième stalle, après la porte. Il hennit dès qu’il sentit l’odeur de Karal.

Le maître des écuries arriva pendant que le novice examinait les sabots de Trenor. Il sembla approuver ce qu’il faisait, au lieu de prendre cela pour une insulte implicite.

— Vous vous y connaissez en chevaux, dit-il. Ce n’était pas une question. Ayant terminé, Karal se releva et crut bon d’acquiescer. L’homme se tourna vers Talia et s’adressa à elle dans un dialecte à l’accent trop prononcé pour que le jeune homme comprenne ce qu’il disait.

Puis il tourna les talons et retourna près de la petite jument qu’il faisait travailler quand ils étaient entrés. Karal s’étonna de voir le maître des écuries s’occuper personnellement de la bête. Mais d’un autre côté… elle avait les caractéristiques d’un pur-sang élevé pour sa nervosité. Il valait donc mieux qu’il s’en charge personnellement. C’était ce qu’aurait fait son père.

— Tank dit que vous êtes visiblement un bon cavalier et qu’il peut faire préparer Trenor pour une promenade quotidienne, si c’est ce que vous voulez. Il y a une autre option : donner l’ordre aux garçons d’écurie de vous remettre votre harnachement chaque fois que vous vous présenterez. (Talia gratta le cou de Trenor et rit quand le hongre se pressa contre sa main.) Je lui ai répondu que vous ne feriez sans doute pas autant d’histoire que les nobles, et que vous prendrez soin de votre monture. Il a simplement répété que vous êtes un bon cavalier.

— Merci, dit Karal. Je préfère que Trenor ne soit pas sellé à heure fixe chaque jour, parce que je ne sais pas toujours quand Ulrich a besoin de moi.

— C’est bien ce que je pensais. Vous savez, vous pourriez combiner vos leçons de langue avec une promenade à cheval. Alberich doit s’assurer que son Compagnon prenne assez d’exercice, alors ils sortent le matin, quand l’un et l’autre sont perclus de courbatures. (Elle inclina la tête, comme si elle sentait l’appréhension de Karal à l’idée de proposer cela au maître d’armes.) Voulez-vous que je le lui suggère ? Je peux lui dire que c’est mon idée.

— Vous feriez ça ? Par la Lumière, ma dette envers vous augmente d’une seconde à l’autre.

— Vous ne me devez rien. Je veux seulement que vous soyez plus heureux. Ça ferait une grande différence pour moi. Et si vous êtes content, vous travaillez mieux.

— Si je travaille mieux, mon maître sera de meilleure humeur, et s’il est de bonne humeur, il sera prêt à faire davantage de concessions, hein ? (Il gloussa, et elle se joignit à lui.) Ça, je peux le comprendre. Tout le monde ici est diplomate.

Ce que je ne comprends pas, c’est en quoi mon bonheur fait une différence pour elle…

— Nous ferions bien d’y aller, dit-il, quittant Trenor à contrecœur. Sa couverture est humide, et j’en déduis qu’on lui a déjà fait faire de l’exercice aujourd’hui. Mais à partir de demain, je m’occuperai de lui.

— Je… je viens d’avoir une autre idée, dit Talia d’un ton hésitant. Vous disiez que vous aimeriez vous faire des amis ici ?

Karal n’avait rien déclaré de la sorte, mais il l’avait certainement pensé, alors il acquiesça. Elle s’humecta les lèvres.

— Il y a quelqu’un que j’aimerais vous présenter... Il est dans une situation assez semblable à la vôtre, mais sans avoir l’autorité que vous confère votre rôle de secrétaire d’ambassade. Je sais qu’il se sent très seul, et même si vos cultures n’ont rien en commun, vous êtes tous deux originaires d’endroits si différents de Valdemar que vous avez les mêmes réactions.

Karal se tourna pour la regarder, sentant qu’elle ne disait qu’une partie de ce qu’elle savait de cet homme… Déclarer qu’il venait d’un endroit différent de Valdemar était sans doute l’euphémisme du millénaire.

— Que voulez-vous dire… exactement ? – J’ignore ce que je peux vous raconter à son sujet. Sa situation est… eh bien, c’est le genre d’histoire dont on fait les légendes, tant il est difficile d’y croire. Mais vous avez une chose en commun. Vous êtes tous deux… déroutés, oui, c’est le terme exact, et étrangers à Valdemar. Il a terriblement besoin d’un ami, mais il est très timide. Et si réservé, aussi, qu’il a tendance à considérer les questions comme une atteinte à sa vie privée – une torture quand il est parmi nos aspirants Hérauts.

Karal acquiesça en grimaçant. Il en avait rencontré un ou deux, en dehors d’Arnod, qui n’avaient pas eu peur de lui… Et ces gamins lui avaient posé des questions qui, à Karse, auraient été considérées comme inconvenantes. Il leur avait répondu, parce que ces enfants n’avaient pas vraiment conscience de ce qu’ils faisaient.

— J’accepte de le rencontrer, dit-il, sentant qu’il devait bien ça à Talia, après tout ce qu’elle avait fait pour lui. Mais je ne peux rien vous promettre. Nous pourrions nous détester au premier regard.

— Oh, je ne pense pas… En général, je réussis à trouver des personnes qui s’apprécient. (Elle se mordit la lèvre, comme si quelque chose venait de lui revenir.) Il y ajuste une chose… Karal lui jeta un regard aigu.

— Oui ?

— Vous souvenez-vous de l’ambassadeur tayledras, Flammechant ?

Bien sûr qu’il se souvenait de Flammechant ! Même s’il n’avait pas eu la mémoire entraînée d’un secrétaire, il n’aurait pas pu oublier le flamboyant jeune homme.

Il hocha la tête.

Talia se mordilla la lèvre inférieure, le front plissé.

— An’desha est avec lui. Il a l’air d’un Tayledras, mais il n’en est pas un. En fait, c’est un Shin’a’in. Et il est bien plus jeune qu’il ne le paraît. Il a au plus un ou deux ans de plus que vous.

— Ah.

Karal hocha de nouveau la tête, même si ce discours ne l’avait pas éclairé. Cette phrase, cependant : « An’desha est avec lui »… Avait-elle voulu dire ce qu’il croyait ?

Quelle importance ? Bien que ce type de liaison soit contraire à la Volonté de Vkandis, l’ordre comptait nombre de couples de ce type. Tous les novices savaient ça, dès l’instant où ils quittaient le Cloître des Enfants.

L’accession au pouvoir de Solaris avait apporté un unique changement : les liaisons non consenties, à l’intérieur de l’Ordre, entre partenaires du même sexe ou de sexes opposés, étaient interdites au même titre que l’invocation des démons. Tu ne forceras personne. Telle était la loi, tant que Solaris était concernée.

Quant à Karal… aussi longtemps que cet An’desha ne cherchait pas un…

— Il est entièrement dévoué à Flammechant, dit Talia, comme si elle avait lu dans ses pensées. Il deviendra un mage très puissant, et Flammechant est son professeur. J’ai pensé que vous deviez le savoir.

Karal réfléchit aux réponses qu’il pouvait donner, et décida de se contenter d’un haussement d’épaules. Peut-être disait-elle ce qu’il croyait qu’elle disait. Et peut-être pas. Cela n’avait pas d’importance.

Ma vie est déjà sens dessus dessous, alors un peu plus ou un peu moins…

— Bien ! fit gaiement Talia. Venez, je vais vous en raconter plus à son sujet. Si vous croyez que votre vie a été étrange, vous n’avez encore rien entendu !

L'annonce des tempètes
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